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Bachelardismes et anti-bachelardismes en France.
Controverses épistémologiques des années 1960
Lucie Fabry, Sophie Roux et Frédéric Worms (coord.)
- Argumentaire, p1
- Mardi 16 avril, p2
- Mercredi 17 avril, p3
- Informations pratiques (...), p4
Mercredi 17 avril
09.00 – 12.00 : Rupture et sociologie
Présidence : Simone Mazauric
Marc Joly, CNRS/UVSQ : « Pierre Bourdieu avec Gaston Bachelard : de la ’rupture épistémologique’ à la pratique de la réflexivité »
C’est sous le triple signe de la fidélité, du respect et de l’acquis (voire du « banal ») que Pierre Bourdieu n’a jamais cessé de se référer, en tant que sociologue, à l’épistémologie de Gaston Bachelard, du Métier de sociologue (1968), ce manuel « bachelardien » (selon Vincent Bontems), à son dernier cours au Collège de France (publié en 2011 sous le titre Science de la science et réflexivité).
Fidélité, donc, et respect, à l’égard de ce qui constitue pour Bourdieu autant d’acquis mis au crédit de l’auteur de La Formation de l’esprit scientifique : la nécessité de rompre avec les notions communes et de parvenir à quelque forme de « désubjectivation » ; la « rupture épistémologique » (plutôt que la « coupure épistémologique ») ; l’historicisation ; le principe consistant à étudier la science se faisant (avec ses erreurs et tâtonnements) plutôt que la science déjà faite ; l’intérêt pour les instruments scientifiques, cette « science réifiée » ; la mise au jour du caractère fictif des « couples épistémologiques », etc.
Parallèlement, l’ampleur des innovations et des remaniement introduits par Bourdieu est impressionnante : à la « psychanalyse de l’esprit scientifique », qu’il connecte à la sociologie de l’éducation, il substitue finalement une « socioanalyse de l’esprit scientifique » ; il remplace l’exigence d’une rupture avec les prénotions en général par la critique de la raison scolastique et, donc, par le réquisit d’une rupture avec les prénotions du sociologue en particulier, en tant que partie prenante d’un univers scolastique et d’un champ spécifique ; la notion de champ (inexistante dans Le Métier de sociologue), devenue centrale, gouverne toute son approche des sciences (du « champ scientifique ») ; enfin, comme il l’avait annoncé dans Un art moyen (1965), il contrebalance méthodiquement sa critique de la sociologie spontanée par l’analyse des biais théoricistes de l’objectivisme (qui conduisent à disqualifier l’expérience ordinaire du monde social, à mépriser la connaissance commune). Les idées de « pratique » et de « réflexivité » condensent toutes ces évolutions.
Comment, sur une base « bachelardienne », Bourdieu s’est-il érigé en fondateur de « paradigme » en sociologie et a-t-il été conduit à faire de la réflexivité le cœur de sa pratique scientifique (le cœur de la pratique scientifique du sociologue) ? S’est-il agi d’un voyage sans heurts et sans ruptures en compagnie de Bachelard ? Ou ce parcours a-t-il été en réalité moins évident et apaisé qu’en apparence ? Réintroduire, en conclusion, d’autres approches avec lesquelles Bourdieu aurait pu cheminer, mais qu’il a tenues à distance (soit l’épistémologie génétique de Jean Piaget et la sociologie de la connaissance de Norbert Elias), nous permettra de jeter un regard plus nuancé sur la formation bourdieusienne de la pratique de la réflexivité.
François de Singly, Université Paris Descartes : « La double rupture »
Cette communication se centrera sur le sens de la rupture épistémologique en sociologie, avec la publication du Métier de sociologue, de Bourdieu, Chamborédon et Passeron, en 1968 chez Mouton/Bordas. Le fait que le paragraphe consacré à « Rupture épistémologique » dans l’annexe des thèmes soit le plus long de cet ouvrage constitue un indicateur de la place de la rupture dans cette présentation de la discipline. Rompre avec les prénotions, chères à Durkheim, le sens commun (titre de la collection de Bourdieu aux éditions de Minuit), et les préconstructions spontanées ou savantes (titre d’un chapitre dans l’Initiation à la pratique sociologique, dans la filiation du Métier).
Mais la rupture renvoie aussi à d’autres enjeux, stratégiques au sein du champ de la sociologie. Bachelard a servi dans la lutte entre générations, afin que Bourdieu et Passeron se démarquent des mandarins de la Sorbonne. Si Stoetzel, vers les années 1950, se distinguait de Durkheim, faire appel à Durkheim, via la rupture de Bachelard, à la fin de la décennie 60, permettait d’engranger les bénéfices de la distance aux précédents et du capital intellectuel des anciens. Ce thème de la rupture est à resituer dans la continuité de l’air intellectuel du temps de l’époque, avec le structuralisme (de la linguistique, du marxisme d’Althusser, de l’ethnologie de Lévi-Strauss…).
Restera aussi à esquisser la manière dont, pour une part de la sociologie, la discipline a opéré une rupture avec cette rupture épistémologique, en réhabilitant notamment l’expérience et le savoir accumulé par les acteurs sociaux.
Pause café
Elsa Rambaud, Université de Nantes : « Quelques complications associées à l’idée de ’rupture épistémologique’ : une relecture de la polarité ’sociologie critique’/’sociologie de la critique’ »
Pour interroger quelques-unes des complications associées à l’idée de rupture épistémologique, cette communication propose une relecture d’un espace de débat entre deux sociologies souvent opposées : « la sociologie critique » (P. Bourdieu) et la « sociologie de la critique » (L. Boltanski). On renseignera tout d’abord ce que le changement de statut conféré à l’activité critique de l’un à l’autre de ces modèles dit de leurs divergences d’appréhension des rapports entre sens commun et sens savant et de la circulation de quelque chose comme un héritage bachelardien. Puis, on s’intéressera à la raison pour laquelle cette polarité, grossièrement entre un modèle objectiviste et un modèle phénoménologique, se cristallise si bien sur le terrain de l’objet « critique », au point de sceller une division du travail sociologique étonnamment résistante. On voudrait ici montrer que ces épistémologies concurrentes retrouvent, chacune selon sa pente, un imaginaire partagé de « la » (bonne) critique sociale et du rôle (émancipateur) du social scientist qui n’est pas sans conséquence sur la teneur de leurs débats et leurs formes d’exceptionnalisme explicatif en matière de critique. Enfin, en connectant la question de la normativité de ces deux sociologies (de la) critique(s) aux débats sur la Wertfreiheit wéberienne, on se demandera quelles ressources peut offrir l’espace renouvelé de ses traductions, de la « neutralité axiologique » (J. Freund) à la « non-imposition de valeurs » (I. Kalinowksi) pour interroger à nouveaux frais les controverses associées à l’impératif de rupture et, dans le sillage de M. Walzer, « la perspective conventionnelle de la critique » vers laquelle convergent ces deux programmes.
12.00 – 13.30 : Repas
13.30 – 15.00 : Rupture et sociologie (suite)
Présidence : Simone Mazauric
Lucie Fabry, École normale supérieure : « L’(auto)critique du bachelardisme en sociologie par Jean-Claude Passeron »
Nous nous proposons de restituer les arguments qui ont conduit Jean-Claude Passeron à mettre à distance le bachelardisme du Métier de sociologue (1968), ou, du moins, les lectures naturalistes qui ont pu en être faites. Ces arguments insistent sur la nécessité de creuser l’écart entre l’épistémologie des sciences de la nature et celles des sciences sociales, en montrant que ces disciplines appartiennent à différents régimes de scientificité, définis par des manières différentes de soumettre des assertions à l’épreuve empirique : celui des sciences expérimentales d’une part, et des sciences historiques ou comparatives d’autre part. Nous chercherons à déterminer ce qui est rejeté et ce qui est maintenu de la première mouture du bachelardisme en sociologie dans l’affirmation progressive par Passeron de ce pluralisme épistémologique, en nous penchant notamment sur la relecture critique que des articles comme « Hegel ou le Passager clandestin » (1986) ou « De la pluralité théorique en sociologie » (1994) proposent des thèses du Métier et de La Reproduction (1970) sur la nature et le rôle des théories en sociologie, ou en étudiant l’évolution de la notion de rupture épistémologique du Métier de sociologue au Savant et le Populaire (1989).
Philippe Lacour, Universidade Federal de Brasilia : « La raison élastique : Passeron, les sciences de la culture et l’héritage bachelardien »
Dans les années 60, nombreux sont les philosophes qui se sont risqués à étendre l’épistémologie de Bachelard aux sciences humaines : G.-G. Granger, Jean-Claude Pariente, Jean-Claude Passeron, Chamboredon, Bourdieu, par exemple – tandis que d’autres exploraient des voies alternatives (Foucault, Simondon). J’aimerais ici souligner la fécondité du parcours de Jean-Claude Passeron, considéré dans son ensemble, dans sa recherche obstinée d’une épistémologie qui rende pleinement justice aux sciences sociales et à leurs gestes spécifiques de connaissance, au risque d’une nécessaire redéfinition de la rationalité.
D’une part, par son attitude à la fois rationnelle et libérale, Passeron se rattache à l’esprit scientifique bachelardien, décrivant, par-delà des méthodologies particulières, une disposition mentale inventive, donc une épistémologie plus ouverte et propice aux comparaisons entre disciplines. Ainsi bien souscrit-il à une définition large de l’esprit scientifique, conçu comme disponibilité active au renouvellement des langages de l’abstraction. Et c’est de cette même libéralité du rationalisme appliqué qu’il se réclame pour souligner la dimension scientifique du raisonnement sociologique, en dépit de sa mixité (va-et-vient argumentatif entre raisonnement statistique et contextualisation historique), en arguant qu’une « science située à mi-chemin entre deux démarches scientifiques n’est pas une science située à mi-chemin de la science ». C’est d’ailleurs par « esprit scientifique » que le raisonnement sociologique vise le contrôle et la « vigilance méthodologique », ce qui le différencie d’avec les raisonnements de sens commun, qui sont eux aussi naturels.
D’autre part, je montrerai que Passeron a tenté d’assouplir la rationalité bachelardienne en l’ouvrant à un jugement diagnostic interprétatif sur les singularités (individus, mais aussi événements ou situations historiques). En outre, il a essayé d’expliquer que cette connaissance originale n’est ni complètement objectivable (par modélisation formelle), ni totalement théorisable (de façon fixe et rigide), mais, n’en déplaise à Granger, profondément casuistique – tel est le sens profond du « raisonnement naturel ».
Pause café
15.30 – 18.00 : La science et ses autres
Présidence : Lucie Fabry
Vincent Bontems, CEA/Mines ParisTech : « Bachelard auteur de science-fiction ? Sciences et fictions de l’anti-bachelardisme dans les années 1980 »
Sous couvert d’épistémologie, Bachelard serait-il un auteur de science-fiction ? C’est du mois la thèse que défend, en 1984, le philosophe et économiste Paul Chanier, qui l’accuse de propager des représentations irrationnelles de l’espace-temps. Si nul philosophe n’a plus souhaité provoquer la polémique que Gaston Bachelard, il faut toutefois examiner jusqu’à quel point les divers bachelardismes et d’anti-bachelardismes qui se sont manifestés depuis les années 1960 jusqu’à nos jours se réfèrent vraiment à son œuvre. Dans cet esprit, nous examinerons dans l’argumentation de Chanier les parts scientifiques et fictives de ses références. Cela permettra de dégager certains enjeux de l’anti-bachelardisme dans les années 1980 et, peut-être, d’éclairer a posteriori ceux des années 1960.
Frédéric Fruteau de Laclos, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : « ’Il ne faut pas trop médire des images’. Imagination matérielle et fantastique transcendantale. »
Il s’agirait de montrer que l’imagination joue un rôle de premier plan dans la production de connaissances, contrairement à ce que laisse penser la coupure inhérente à la pensée bachelardienne : à la nuit de la rêverie et de la poétique, les images ; au jour des efforts héroïques de l’esprit humain, la raison. Ainsi que le dit Alexandre Koyré, dans un texte où il mentionne pourtant les travaux de son « collègue et ami » Gaston Bachelard, « il ne faut pas trop médire des images ». Et non seulement il ne faut pas trop médire, mais il faut même louer les images, en reconnaissant avec Paul Veyne et Paul Ricœur un véritable statut transcendantal à l’imagination : l’imagination est condition de possibilité de la moindre tentative d’intellection des phénomènes.
Aussi bien, l’enjeu de cette intervention sera de revenir plus largement sur la discontinuité gnoséologique entre science et sens commun, connaissance scientifique et connaissance commune. On n’hésitera donc pas à puiser exemples et références dans des champs qui sont en apparence éloignés de l’épistémologie. Mais c’est que les exemples en question seront étrangers à l’épistémologie entendue en un sens bachelardien, tout en relevant d’une épistémologie élargie aux dimensions d’une théorie générale de la connaissance, conforme aux cadres souples et ouverts de la doctrine d’un Émile Meyerson. Seront ainsi évoquées des situations d’action et d’intellection décrites par l’ethnographie, en vue de mettre au jour un véritable « usage cognitif de l’imagination » (André Varagnac).
On objectera en vain que les images ne jouent un rôle que parce que la connaissance ainsi produite est fruste, qu’elle mérite à peine le nom de connaissance, qu’enfin une science digne de ce nom apparaît seulement quand on a rompu avec ces face à face grossiers ou avec ces corps à corps concrets (du chasseur avec sa proie, de l’artisan avec sa matière, pour ne prendre que deux cas analysés par l’ethnographie européenne). En vérité, l’imagination matérielle telle que Bachelard lui-même la concevait est susceptible de rendre les plus nets services dans l’appréhension scientifique des phénomènes. Un élargissement de cet ordre a été envisagé par Mikel Dufrenne, attentif aussi bien aux ressources poïétiques de l’imagination qu’à sa valeur gnoséologique.
Elie During, Université Paris Nanterre : « Dialectique de la durée et temps logique : Bachelard avec Lacan »