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L’invention de la Méditerranée
Repères antiques et médiévaux, héritage moderne
Anca DAN – AOrOc
2012
Bilan
Rapport du colloque organisé par le labex TransferS et l’AOrOc, en collaboration avec l’EA « Rome et ses renaissances », à la Sorbonne-Paris IV et à l’École Normale Supérieure, Paris, 26-27 octobre 2012.
La Méditerranée est un thème à la mode. Elle intéresse l’Orient et préoccupe l’Occident. Mais qu’est-ce que la Méditerranée et quand a-t-elle été perçue comme telle pour la première fois, dans son unité et avec les caractéristiques que chacun d’entre nous lui prête ?
À en juger d’après les mass-médias actuels, pour la plupart d’entre nous la Méditerranée est la plage où le touriste cultivé rêve de Calypso et où celui qui revendique ses racines méridionales retrouve son Ithaque. Dans la géographie que l’on apprend à l’école, en France, depuis le XIXe siècle, la Méditerranée correspond au climat favorable à la culture de l’olivier et de la vigne – éléments déterminants dans la civilisation des Anciens. Enfin, pour les politiques d’hier et d’aujourd’hui, la mer du milieu des terres européennes, asiatiques et africaines partage et mélange. On lui rend hommage pour avoir permis la diffusion des « lettres phéniciennes », fondement de la culture gréco-romaine ; mais de l’Égypte des temps des pharaons jusqu’à l’Italie actuelle, avec sa Lampedusa, on aurait voulu qu’elle fût, en même temps, une frontière infranchissable.
De telles images stéréotypées confirment que, dans les termes des sociologues des savoirs, la Méditerranée n’est qu’une réalité culturelle, socialement construite. Ainsi, bien que l’on s’accorde sur la compatibilité des écosystèmes méditerranéens et que l’on soit conscient – au moins depuis Élisée Reclus – d’une certaine continuité géo-historique de cet espace, l’existence d’une identité méditerranéenne reste discutable : aujourd’hui encore, l’invention souhaitée de cette identité collective resterait conditionnée d’une communauté politique, comme dans le cas de l’Europe. Pourtant, les politiques qui rêvent d’une Union de la Méditerranée cherchent un précédent dans l’œuvre de Platon ou dans l’Empire de Rome.
Peut-on vraiment écrire une histoire cohérente de la Méditerranée, de l’Antiquité jusqu’à nos jours ? La tâche s’est avérée jusqu’ici impossible : seule l’histoire des phénomènes qui ont marqué l’unité du bassin maritime fait sens. Parmi ceux-ci, la conceptualisation de ce large espace, mal défini, n’a jamais fait l’objet d’une étude : on n’a pas écrit l’histoire de l’idée de Méditerranée(s). Plus surprenant encore, les origines antiques, que l’on attribue de manière automatique à ce concept, et leur impact sur les époques postérieures n’ont jamais été analysées de manière critique. C’est donc l’invention de cette image partagée de l’espace et des peuples méditerranéens que nous avons voulu étudier lors de ces deux journées d’études et dans le livre qui sera publié, à partir des faits d’histoire politique, socio-économique et, par-dessus tout, culturelle, de l’Antiquité à l’époque moderne.
La globalisation et l’approche postcoloniale du monde ont fait de la Méditerranée un sujet d’enquête scientifique privilégié : corrupting sea, structure ou espace de connectivité ou de dissolution, la Méditerranée de Fernand Braudel est devenue le personnage de nombreuses histoires, des recherches des origines sur la très longue durée. En effet, à la suite du livre de Peregrine Horden et Nicholas Purcell, « repensé », entre autres, par William Harris, les travaux d’Irad Malkin ont mis sous une lumière nouvelle notre connaissance de l’œkoumène grec. Sensible aux particularités du Moyen Âge, David Abulafia a recentré la discussion sur l’espace maritime en soi, en laissant de côté l’épineux problème des littoraux. Les Romains et leur mare nostrum, pourtant moteur traditionnel des études antiques et même méditerranéennes, sont restés dans l’ombre. Une question importante attend encore des réponses : est-ce les Romains qui ont inventé la Méditerranée, comme on l’a cru aussi longtemps ? Sont-ils les créateurs d’un concept géographique qui préfigure notre Méditerranée en tant que région, avec un centre et des périphéries, avec des forces centrifuges de nature politique, économique, culturelle ? Est-ce Rome le facteur d’une première unité méditerranéenne ? Est-ce la romanité une première identité pan-méditerranéenne ?
Le concept de Méditerranée antique en général et romaine en particulier peut avoir au moins trois acceptions : la première, mise en avant par les études plus anciennes, est celle de mare nostrum comme prouincia. C’est le territoire d’action de Pompée le Grand, un espace de la piraterie barbare que seule Rome pouvait intégrer, pour la première fois et de manière définitive, au monde civilisé, pacifié : c’est le moment de l’affirmation d’une thalassocratie romaine qui va au-delà de tous les précédents grecs et qui fournit la base de l’imperium – comme cela a été remarqué déjà par Edward Gibbon et Theodor Mommsen. La thèse de Michel Reddé a montré la complexité de l’organisation militaire romaine autour du mare nostrum. Les contributions de Charles Delattre, Anne Vial- Logeay, Didier Marcotte et Christophe Pébarthe nous ont fait savoir davantage sur ce qui était domination effective et ce qui était valorisation rhétorique dans la construction mentale d’un empire, qui avait vocation à se confondre avec l’orbis terrarum.
La deuxième acception de la Méditerranée, privilégiée aujourd’hui, est celle d’espace de la connectivité, de la convergence des circuits d’échanges, vers Rome, vers des centres plus anciens – comme Alexandrie, Athènes ou Corinthe – ou vers des centres plus récents, comme Byzance, l’Espagne arabe ou le Sud de l’Italie renaissante. La Méditerranée a été le terrain privilégié des rencontres entre peuples indigènes, Phéniciens, Étrusques, Celtes, Grecs et Romains – comme nous l’ont rappelé, avec des arguments nouveaux, les interventions de Pascal Arnaud, Vincent Jolivet, Stéphane Verger et Jean-Yves Carrez-Maratray. La mécanique, les effets et la représentation des contacts sont encore mieux saisissables au niveau des régions – comme le Détroit, étudié par Pierre Moret. Enfin, le souvenir de la connectivité romaine a façonné les perceptions identitaires médiévales, renaissantes et modernes, comme l’ont montré les articles de Dominique Valérian, Hélène Casanova-Robin et Franck Hofmann.
Il y a, enfin, une troisième acception de la Méditerranée : la mer en tant que middle ground entre les trois parties du monde ancien. L’approche actuelle de la frontière prémoderne, en tant qu’espace membranaire, soft space, zone qui permet à la fois le passage et qui isole, convient bien à notre image des eaux méditerranéennes dans l’Antiquité. Cette ambivalence de la limite qui unit et qui sépare se dégage des études sur la fabrique du concept géographique de Méditerranée – d’Ératosthène à Denys le Périégète, aux géographes médiévaux, latins et arabes, aux savants de la Renaissance et du monde moderne, tels qu’ils sont vus par Serena Bianchetti, Ekaterina Iljuschetschkina, Christophe Picard, Emmanuelle Vagnon, Nathalie Bouloux, Patrick Gautier Dalché et Gérard Chastagnaret. L’ambiguïté est valorisée de différentes manières dans les œuvres artistiques et dans la réflexion philosophique, expliquées par Gilles Sauron, Mathilde Mahé-Simon, Pauline Mazzamurro, Joëlle Soler, Pierre Chuvin et Carlos Lévy.
Le but de ces journées d’études et du livre qui sera publié au cours de cette année est de donner un autre type de réponse aux questions « qu’est-ce que la Méditerranée » et « qui l’a inventée ? ». La question de la définition de la Méditerranée a été toujours posée par rapport à une réalité que l’on souhaiterait reconstituer. On n’est guère remonté à certaines causes profondes de ces réalités, pour s’interroger sur la construction mentale de cet espace, en termes de perception et de représentation – implicite et explicite. Les noms, les formes, les fonctions, en un mot l’impact de la Méditerranée – en tant que concept – sur les Romains, sur leurs initiatives politiques, militaires, économiques, sur leurs productions littéraires et artistiques, sont nos objets d’étude. On a invoqué le déterminisme de la nature sur la culture. On a analysé la continuité et la rupture dans le rythme de l’histoire. La piste nouvelle que nous avons souhaité privilégier ici est celle de la construction mentale et sociale comme principe de réalité factuelle.