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Formes extrêmes et cas limites de l’identification
Journées d’études
30 & 31 janvier 2017
INHA - Salle Vasari (Galerie Colbert, Paris 2e)
Organisation
- Marie Martin, Université de Poitiers
- Mildred Galland-Szymkowiak, CNRS/THALIM
Présentation
labex TransferS / Groupe Identification, projection, empathie dans les arts du spectacle - UMR 7172 THALIM (équipe ARIAS)
En s’intéressant à différentes sortes de cas-limites, c’est un approfondissement de la notion d’identification qui est visé, en extension et en compréhension. À propos d’une notion dont l’histoire, les champs d’application et les modalités en langues sont riches et difficiles à superposer exactement – de l’Einfühlung à l’ « identification-projection » de la filmologie en passant par la catharsis, le Mitleiden du XVIIIe s. germanophone ou l’empathy de la philosophie anglo-saxonne du cinéma –, tenter un passage à la limite peut servir à faire émerger des exceptions (et donc confirmer la règle), envisager des rapprochements notionnels inédits voire minorer l’aire de l’identification pour rendre compte de certaines pratiques très contemporaines. Nous nous fonderons sur des réflexions issues des études théâtrales et cinématographiques, de l’esthétique et de la philosophie, dans une perspective qui mobilise à plusieurs titres la question des transferts : en termes de passages ou de croisements d’une discipline à l’autre, en termes de transformation des concepts et des pratiques au fil de leur histoire, et enfin (ou d’abord) en termes linguistiques, puisque les différentes variantes lexicales dessineront le prisme riche et multiple d’une identification prise d’abord ici au sens le plus général, comme concept opératoire provisoire, pour ensuite être réélaborée suivant différents points de vue où elle tend à sa limite.
D’abord en ce qu’elle réduit voire annihile la distance entre le spectateur et le spectacle, nous rencontrons les notions de fusion, dont l’histoire est longue, de la perte d’individualité des participants aux rites dionysiaques à son réinvestissement nietzschéen, ou encore à l’exploration eisensteinienne des cas de fusion du spectateur avec l’acteur. Guillaume Navaud étudiera par exemple, au regard de l’histoire des interprétations de L’Ion de Platon et au prisme de l’empathie, les cas antinomiques qu’incarnent, dans l’Antiquité, un certain nombre d’anecdotes topiques sur la contamination d’acteurs qui deviennent fous en jouant des fous et, à l’époque moderne, un autre type d’approche, illustré notamment par le Saint Genest de Rotrou, où l’identification prend la forme d’une transsubstantiation de l’acteur dans son personnage de saint (avec un rôle important dévolu à l’Esprit Saint, associé au souffleur). Dans ce cas comme dans celui de l’extase (qui porte également un important héritage mystique), c’est une dépossession de soi du sujet qui est en question ; mais l’extase nous renvoie à l’idée d’une sortie de soi qui n’est pas présente dans l’idée de fusion ; il s’agit d’une expérience consistant à vaincre ou à dépasser les limites de la subjectivité, plutôt que les annuler – un passer au-delà plutôt qu’un retourner en deçà que Massimo Olivero étudiera, pour sa part, depuis Eisenstein et Medvedkine, en éclairant le caractère dialectique de la dimension participative du public au spectacle cinématographique qui, d’un côté, exalte la plasticité productive de l’identification comme perte et reprise de forme (d’identité) et, de l’autre côté, engendre une plasticité destructrice qui provoque un
anéantissement de toute forme identitaire.
Eisenstein considérait précisément que l’objectif 28mm et ses distorsions dignes du Gréco favorisaient l’extase. Dans le cadre de l’art optique qu’est le cinéma, Marie Martin prendra en compte la médiation des caméras dans la question de l’identification. Elle peut aussi bien réduire la distance que l’exacerber, suivant qu’on adhère à la fameuse « identification primaire », initialement pensée par les études cinématographiques comme identification perceptuelle à la focale qui, seule, donne à voir le monde diégétique, ou suivant qu’on fait la part, avec Pierre-Damien Huyghe, de l’altérité même du point de vue de l’appareil. S’interroger sur les formes extrêmes de l’identification implique en effet d’envisager la manière dont les progrès techniques favorisant l’autonomie des caméras ont pu la reconfigurer, depuis La Région centrale de Michael Snow (1971) jusqu’au Léviathan de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Tayor (2013). S’agit-il pour autant d’une identification ? Du côté du cinéma dessiné et non plus de prises de vues réelles, c’est précisément la force de l’Einfühlung que mesurera Mildred Galland-Szymkowiak dans des cas d’abstraction graphique, dans le fil de la lecture théorique qu’Eisenstein fit de Disney quand Gertrud Koch, de son côté, réfléchira aux convergences de l’empathie dans l’animation au double sens, d’une part, du procédé anthropomorphique qui semble, à l’écran, donner vie et favoriser l’identification aux objets inanimés et, d’autre part, de la notion esthétique kantienne de Verlebendigung pour caractériser l’effet produit par ces films sur le spectateur.
Les figures d’annihilation de la distance, ou de la reconfiguration de la polarité sujet/objet de la perception, nous renverraient a contrario à la nécessité, dans l’identification, d’un jeu subtil et constant entre rapprochement et distinction du sujet et de l’objet, ou, à tout le moins, d’une conscience de la différence autant que de l’identité. Or que devient ce jeu dans les cas où le spectacle se fonde, au contraire, sur l’immersion, qu’elle soit le fait de l’appareil (les caméras contemporaines Go Pro) ou d’une reconstitution théâtrale obligeant aussi bien le spectateur à prendre acte de l’écart entre expérience et procuration qu’à se perdre dans l’illusion sensori-motrice de la mise en scène. Au théâtre, comme dans Le Metope Del Partenone de Roméo Castellucci données à La Villette quelques jours après les attentats parisiens du 13 novembre 2015, certains dispositifs immersifs qui rejouent un trauma en donnant au spectateur la possibilité de faire partie du spectacle, comme public ou comme protagoniste, sont précisément des cas-limites obligeant à articuler éthique et esthétique.
L’identification peut en effet être également poussée à sa limite en raison des difficultés éthiques qu’elle pose. Dans la lignée de la réflexion sur la nature de ce à qui/quoi le spectateur s’identifie, non plus au niveau structurel de la perception, mais au niveau éthique du rapport interpersonnel, qu’en est-il de l’« identification au méchant » et de la décharge, de la honte ou de tous les mélanges intermédiaires qu’elle suscite chez certains spectateurs ? Francis Vanoye se demandera ainsi dans quelle mesure le déplaisir filmique vécu par le spectateur est lié à des phénomènes identificatoires ? En référence à Christian Metz (Le signifiant imaginaire) et à Jean-Marie Schaeffer (L’expérience esthétique), il tentera d’évaluer la part que peuvent prendre les dysfonctionnements identificatoires dans le (dé)plaisir filmique pris en tant qu’expérience esthétique.
Le caractère extrême d’une identification peut également tenir à l’intensité de l’expérience qui la sous-tend, intensité sensorielle poussant à la limite l’exercice normal de la sensibilité, intensité affective et émotionnelle nous faisant éprouver des sentiments violents, un passage à la limite psychique : on pense évidemment une nouvelle fois à Roméo Castellucci dont Leila Adham déploiera la poétique autour de la question de la sensation. Une telle intensité provoque-t-elle un blocage de l’identification, ou bien au contraire la renforce-t-elle ? Que permettent de penser, en termes d’identification et de relation esthétique, les spectacles dont le dispositif tient précisément à leur caractère obscène ou indécent, ou ces images dites limites tant elles documentent une réalité que l’on préfère d’ordinaire ne pas voir de ses propres yeux ? De façon exemplaire, parce qu’elle rompt les frontières entre la vie, l’acteur, le rôle et le spectacle, la performance théâtrale peut également être le lieu d’une intensité proche du malaise ou de la révélation lorsque le corps de l’artiste authentiquement souffre ou se transfigure, bref assume de vivre, comme c’est le cas de Wajdi Mouawad dans Seuls, une autofiction qu’analysera Kenza Jernite. La limite est ténue sans doute entre le bouleversement perceptif et émotionnel qui nous conduit à quitter notre siège et celui qui nous ouvre au spectacle de telle manière que nous nous laissions profondément bouleverser, voire recomposer intérieurement, par celui-ci. N’est-ce pas l’expérience qu’ont accepté de vivre les spectateurs enclos dans la Fever Room d’Apichatpong Weerasethakul où ils deviennent tour à tour vecteurs, puis supports et objets d’une projection aussi intense que fugace, dont seules quelques traces éblouissantes, dans la réminiscence visionnaire qu’en donnera Véronique Campan, surnagent d’un oubli principiel.
Bref, toutes les communications rassemblées lors de ces journées d’études internationales auront donc pour but de réfléchir, d’une part, aux différentes manières dont le dispositif du spectacle mobilise un passage à la limite sensorielle et affective et, d’autre part, comment l’identification ainsi rendue ou plus intense, ou impossible, contribue à en constituer le sens.